2 ans auparavant, Morgan

La cargaison pirate arriva sans crier gare. Un matin, Morgan reçut un message qui donnait les références de sept colis. Six auraient pu être presque anodins, à l'exclusion du fait que leur manifeste était subtilement faux. Il s'agissait de pièces détachées pour un système inconnu, mais très complexe à en juger par l'intrication inouïe des structures. D'un point de vue mécanique, chacune de celles-ci réunissait des éléments usinés selon des formes alambiquées dans des alliages sophistiqués, ou peut-être des monocristaux énormes qui auraient été soudés entre eux par des techniques dont Morgan osait à peine imaginer le degré d'avancement. Chacune des pièces comprenait aussi un assemblage abracadabrant de microcircuits à la fonction mystérieuse. Enfin, le septième colis était lui aussi très loin d'être anodin, mais pour d'autres raisons : il pesait deux cents kilos, il était très dense et surtout, il était faiblement radioactif avec une signature très exotique. Comme la fois précédente, la nuit venue, Morgan fit rentrer Claire au hangar et lui montra les pièces. Claire parcourut le descriptif et releva la signature radioactive du plus gros colis. Morgan haussa les épaules, évoqua vaguement une source d'énergie interne à base de pile atomique comme une possibilité. Elle fut heureuse de constater que Claire accepta cette réponse qui n'était absurde que pour quelqu'un qui aurait su lire le spectre. Ensuite, Claire s'intéressa aux autres pièces, en particulier celles qui étaient très complexes. Elle demanda à Morgan de quoi il s'agissait et celle-ci admit qu'elle ne le savait pas, mais qu'il était très plausible qu'il s'agisse d'armement sophistiqué. Quand Claire lui demanda de quel type d'arme, Morgan mentionna la possibilité qu'il s'agissait de canons électromagnétiques. Lorsque Claire demanda ce qui lui faisait dire cela, Morgan lui montra comment, quand on tournait les pièces, on pouvait faire apparaître un axe selon lequel les assemblages semblaient avoir été conçus pour résister à des efforts énormes et pour en protéger l'électronique qu'ils contenaient. Claire hocha la tête. Pendant tout ce temps, elle prenait des enregistrements en continu sous deux angles. Elle aida Morgan à radiographier les pièces, à les passer à la centrifugeuse. Elle fit des copies de tous les résultats. Quand elles eurent réemballé les colis, elles leur firent passer les procédures de tests. Enfin, elles restèrent quelques instants à regarder la pile anonyme.

— C'est énorme, conclut Claire.

— Pour qui ?

Claire secoua la tête.

— Morgan, réfléchis bien, l'ASI ne peut pas laisser passer cela.

— Et alors, que va-t-il se passer ?

— Je ne sais pas. Mais je sais ce que j'ai envie de faire et ce que mon chef va me demander de faire : il faut suivre cette cargaison jusqu'à sa destination finale.

— Elle n'est pas déjà connue ?

— Non. Cette adresse sur le manifeste est inepte. Le code en question est bien à Tycho mais il ne correspond à rien. C'est une référence syntaxiquement correcte pour une redistribution locale. J'ai fait conduire des vérifications discrètes et la seule procédure enregistrée pour un code dans cette plage va produire un déplacement dans une autre zone de stockage de la plateforme de fret à Tycho.

— Et tu en déduis quoi ?

— Je pense que quelqu'un au service du fret de l'astroport de Tycho est mouillé jusqu'au cou et qu'il va intercepter ces colis à leur arrivée.

— Et tu veux être là quand cela va se produire ?

— Pas toi ?

Morgan haussa les épaules.

— Si cela peut accélérer la fin de cette histoire.

— Oh, tu peux en être certaine ! Et je peux te promettre de la même façon que dès maintenant, la manipulation dont tu fais l'objet est effectivement condamnée, car quoiqu'il advienne, tout cela va faire surface. Cependant, je dois te prévenir que l'on m'a avertie qu'au plus haut niveau on a déjà déterminé les issues possibles pour cette affaire, et que la plupart ne sont pas des grands déballages publics, bien au contraire. Il semble évident que chacun, y compris et peut-être surtout les exécutants comme toi, a intérêt à voir cette affaire classée sans faire de vague. Tu sais bien qu'il y a des pressions politiques très fortes en action. Il serait par exemple délicat pour les Chinois ou les Indiens d'utiliser cette histoire pour attaquer les Américains sans savoir ce que les Européens ont à se reprocher, où même sans avoir des preuves extensives de l'implication américaine. Pour toutes ces raisons, mon chef voudrait être certain tirer cette affaire au clair sur le champ, et je partage son désir de ne pas laisser le montage s'évanouir comme de l'eau répandue sur le sable. Je veux savoir quelle est l'ampleur du trafic, quelle en est la raison exacte, qui est impliqué, et pour cela il faut enquêter maintenant, car dès que le pot au rose sera révélé, tu peux être certaine que les preuves vont être effacées à toute vitesse.

— L'ampleur du trafic ?

— Il ne t'est jamais venu à l'idée que ta filière n'était peut-être pas la seule ?

— Si, vaguement...

Claire la scruta, et Morgan lut dans son regard qu'elle se demandait si Morgan était naïve ou bien si elle lui cachait quelque chose. Et du coup, Morgan se demanda si l'impression qu'on avait tenté de lui donner lors de sa visite du bunker sous les rocheuses qu'elle était une pièce essentielle du montage, n'était en effet rien d'autre qu'un miroir aux alouettes. À la grande surprise de Morgan, Claire lui demanda alors :

— Est-ce que tu viendrais avec moi ?

— Où ça ?

— Mais à Tycho, bien entendu. Je veux savoir qui se cache derrière ce code de routage, et pour cela, il faut aller là-bas. Mon chef est d'accord. Mais, souviens-toi : je ne suis jamais allée dans l'espace, j'ai besoin de quelqu'un qui y soit comme un poisson dans l'eau, et, dans l'état actuel des choses, l'ASI est incapable de m'indiquer en qui je pourrais avoir confiance à Tycho. Pour autant que nous puissions en juger depuis la Terre, la section entière de la sécurité intérieure de l'ASI à Tycho, qui compte un Américain et une Française, est peut-être dans le coup, et je ne dis pas cela en l'air, c'est une hypothèse qui aurait le mérite d'expliquer comment quelqu'un peut envisager de détourner impunément la filière de fret.

— Et tu aurais confiance en moi ? demanda Morgan.

Claire la regarda sombrement. Elle respira à fond.

— Morgan, j'ai confiance en toi. En fait, il n'y a personne au monde avec qui je souhaiterais faire équipe dans cette affaire plus que toi.

— Pourquoi ?

Claire haussa les épaules, et, consciente qu'elle faisait une réponse paradoxale, elle dit en souriant :

— C'est toi l'experte de la formation d'équipe.

Morgan hocha la tête. L'espoir d'en finir était soudain apparu. Elle se connaissait. Elle faisait partie de ces gens qui foncent quand ils voient la sortie.

— Alors, on y va.

Morgan rentra à deux heures du matin. À cinq heures, elle réveilla Lise pour la prévenir qu'elle prenait la navette de neuf heures avec Claire et la cargaison mystérieuse. Elle eut juste le temps de faire un sac avant de repartir pour Almogar, Station One, et Tycho.